Souvenirs de Boukanefis
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priait chacun de le rejoindre. Ses gémissements qu’il ponctuait de grandes claques sur les cuisses, son ton geignard et suppliant, avaient attiré toutes sortes de badauds ; les commères sur le pas des portes avaient tu leurs bavardages ; les cartes abandonnées sur le coin des tables témoignaient de l’importance de l’événement ; un à un les curieux affluaient, les petits groupes de discussion soudain alertés, éclataient pour converger vers le lieu de toute cette animation. Et là, gisant dans une posture démantibulée, au milieu de la rue,  le «carrico» ! De profondes empreintes avaient marqué le macadam  permettant de deviner la terrible embardée, mais point de Jeannot ! Son acolyte assis sur le rebord du trottoir, les deux coudes appuyés sur les genoux, frottait de la paume des mains ses yeux en pleurs, s’abandonnait à sa douleur. Il fallut un instant de brève accalmie dans ce concert de lamentations pour que soudain des gémissements étouffés parviennent d’une des bouches des conduits d’écoulement qui passaient sous la route. A la suite de son long dérapage, notre Jeannot, éjecté de son engin, s’en était allé après une longue glissade s’engouffrer,
tête la première, dans le conduit ; il était encastré, coincé, dans cette inconfortable posture ; n’émergeaient par brève ruade que deux semelles usées, deux petites fesses, presque implorantes dans leur agitation, ce qui ajoutait au grotesque de la situation une pincée d’humiliation. La patience de quelques adultes, les encouragements de l’assemblée de curieux, le soutien de son compère soudain revigoré, allaient permettre une lente extraction, et quand «el clanco» réapparut enfin, écorché, sale, boueux, nauséabond, il tenait toujours son feutre d’une main sur la tête. L’émotion passée, les sarcasmes  commencèrent à fleurir ; ils fusaient de toutes parts maintenant et les rires éclataient accompagnant le retour aux occupations interrompues. Pour retrouver sa superbe, ternie par cet épisode peu glorieux, notre homme décida de s’acheter un brin d’honorabilité : il se fit marchand ambulant ; pendant un temps il proposa brochettes et «melfoufs » aux passants et clients des bistrots. Il parvint à s’établir solidement dans sa toute nouvelle activité, mais il n’avait pas encore pignon sur rue et il se plaisait à rêver Tournez la page
Georges Winum : el clanco 3/4