Souvenirs de Boukanefis
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de jours encore meilleurs. Hélas, les soirs de belle affluence, quand son stock de produits se trouvait vite épuisé, il connaissait un moment de désoeuvrement ; après avoir voué aux gémonies toute la gente humaine et les saints sur un ton blasphématoire et incantatoire, il se faisait raisonnable, presque philosophe ; les choses de la vie, leur survenance, cela se devait d’être ainsi, et ses doigts palpant la recette enfouie au tréfonds de sa poche avaient pour effet de le plonger dans une subite et profonde méditation. A la conclusion, rasséréné, il n’avait nul besoin de fuir l’évidence ; ses doigts soupesant une dernière fois les pièces de monnaie, il répondait à l’appel pressant du petit verre de rosé ; « carrico », gril, fils de fer de brochettes et braises encore tièdes, abandonnés à la hâte, gisaient entassés dans un coin. Ces soirs-là, la recette bue, il s’essayait  en vain, avec obstination, à reprendre place sur son véhicule ; sa vieille maman alertée avait la lourde charge de récupérer les nombreux colis dont Jeannot, enfin le bienheureux.

Je l’ai perdu un jour ; je l’imagine s’éloignant sur un bateau avec à ses côtés sa mère, silhouette sombre légèrement voûtée ;  derrière eux la terre ocre se fait déjà horizon, la brise légère vient leur porter une dernière fois les senteurs de la terre brûlante ; là-bas les palmiers s’inclinent, la poussière du chemin s’enroule en tourbillonnant autour du «carrico» ; des rides se forment à la surface de l’eau  et s’en vont frémissantes dans les méandres de l’oued ; au bord du canal les feuilles des grands peupliers tremblent, s’agitent en un fourmillement bicolore ; entre les pierres de la rivière l’eau sanglote avec retenue. Je n’ai pas eu le temps de lui dire un mot, je ne sais pas s’il regarde une dernière fois vers cette terre qu’il quitte pour toujours, je ne sais pas ce qu’il deviendra, je ne sais pas ce qu’est devenu le «carrico». Je sais qu’il était notre ami, que son affection était grande pour nous, gamins qu’il avait vus grandir. Sa terrible infirmité ne l’avait pas empêché de prendre toute sa place dans notre petit microcosme.
Georges Winum : el clanco 4/4