Au beau milieu d'une salle violemment éclairée, un énergumène, cheveux en bataille, sans doute tiré sans ménagement de son lit, gesticulait sous l'effet d'une grande colère. Dans ce registre incongru et dans cet accoutrement, il n'était pas facile de reconnaître notre commandant de bord. Vêtu hâtivement d'une robe de chambre mal ajustée et les pieds enfouis dans de pittoresques pantoufles, il tançait vertement le responsable de ce mini scandale, en l'occurrence l'imperturbable Miguel, négligemment adossé au comptoir du bar et pas du tout impressionné par l'invective. À ses pieds, gisant de tout son long, le barman ivre mort émettait par moment des borborygmes à peine perceptibles devant une assistance hilare, elle aussi c'était visible, passablement éméchée.
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Dans sa jeunesse, à la cantine, l'anisette ne se commandait pas à l'unité mais "al metro", c'est-à-dire au nombre de verres pouvant être alignés bord contre bord sur le comptoir dans la limite d'une longueur annoncée. Notre héros, c'était évident, pouvait se vanter d'être le digne héritier de cette respectable confrérie.Sur le coup de minuit, ce même soir, de violents éclats de voix m'avaient extirpé de l'état de demi-torpeur dans laquelle, appuyé au bastingage, je m'étais mollement installé avec l'espoir illusoire que la tonicité de l'air marin serait en mesure d'éliminer dans ma tête les souillures accumulées tout au long de ces années de noirceur. Cet esclandre insolite provenait du salon où, prolongeant une morne soirée, un groupe de passagers condamnés à l'exil, recherchaient en vain ce petit brin de réconfort qu'une solidarité de pacotille  pouvait difficilement leur dispenser. M'étant discrètement approché, mes yeux encore tout engourdis avaient dû alors affronter un spectacle pour le moins extravagant.
Tangage 2/3 par Antoine PAVIA
Souvenirs de Sidi-bel-Abbes
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