1893, René Viviani à Sidi-bel-Abbès
Recherche documentaire de Raymond Galipienso
Et ce n'est pas un songe, ce n'est pas un rêve, ce n'est pas une féerie ! Oui, c'est là que je suis né, que j'ai aimé, que j'ai grandi; c'est là que nous revenions de l'école, surchargés de pensums, trouvant au foyer les maternelles réprimandes. C'est autour de cette ville, dans les campagnes environnantes que nous nous sommes répandus! Alors le Jardin Public n'était pas aussi luxueux et aussi large, mais il offrait, pour l'école buissonnière, un abri sûr aux vagabonds de notre âge, dont j'aperçois quelques uns devenus silencieux et graves, hypocrites qui s'imaginent échapper à mon regard scrutateur et à mon tendre souvenir ! Et c'est ici que je reviens — non pas comme député, mais comme ami, voulant oublier et mon mandat et mon titre, à moins qu'ils ne puissent vous servir, à vous mes amis dans les limites où les exigences de la justice ne combattront pas les inspirations de mon affection...
Et je veux vous dire de ne jamais ni douter ni désespérer de moi ou de mon parti. Eh oui ! nous voulions inaugurer une politique nouvelle ! Oui, nous disons que trop de larmes ont coulé, que trop de douleurs saignent encore ! Oui, nous voulons ramener sur cette terre la justice trop longtemps exilée dans les cieux. Nous avons assez du spectacle de ces ambitions, de ces convoitises, de ces appétits, de ces inconnus sans limites et sans frein, concourant, à former, sous un masque de trompeuse régularité, l'anarchie universelle !
Nous voulons écouter enfin la voix du misérable qui crie dans les profondeurs. Nous voulons que l'ouvrier ne meure plus, après trente ans de labeur, au coin d'une borne. Nous voulons que l'enfant de douze ans ne s'exténue pas de travail, nous voulons que la jeune fille de dix-sept ans ne vive pas de prostitution et de misère, en face de ces aventurières et de ces intrigantes qui invoquent toujours la morale du grand monde, sauf à faire un marché lucratif de la sainteté du mariage et de la pureté de l'amour...
Et parlant de patrie commune, comment ne parlerai-je pas de l'Algérie? Mes électeurs m'ont donné un mandat. Ils m'ont dit d'aller à la Chambre et d'aller aussi de ville en ville pour porter la parole, pour me dresser, partout où il le faudra, ceint de mon écharpe, comme un rempart légal, entre les opprimés et oppresseurs, et j'oublierais la grande délaissée, la grande victime, cette Algérie ou je suis né et que, de loin j'aperçois toujours, joyau éclatant sous le soleil, enchâssé entre le bleu des flots et le bleu des cieux, et qui est non pas une colonie ou une terre nouvelle, mais la resplendissante image de la patrie !
C'est à l'Algérie, c'est à la France que je bois et à Sidi-Bel-Abbès, la petite ville démocratique où se dressent tant d'indépendances et tant de fiertés, et je bois à Paris la grande ville émancipatrice, dont chaque pierre a donné une liberté de plus à la France, une liberté de plus au monde! "
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