RAPATRIEMENTS : pour que nos descendants n'oublient pas ...racontez-nous votre rapatriement et vos premières années en métropole : textes de : Paule Chevignard, Christiane Tanis, Adrienne André, Nicole Agullo, Jean Diaz, Jean-Paul de Haro 1, Jean-Paul de Haro 2 Antoine Pavia, Raymond Galipienso.
INDEX ECRITURES / ACCUEIL

Je n'ai jamais raconté à personne mon rapatriement car je n'ai jamais eu de voix pour le faire.. très vite un sanglot me coupait la parole. Ici, dans le silence je peux écrire ce que je ne peux encore prononcer à ce jour.

Nous habitions à l'usine Vidal et Manégat, ave Fallières, mon père (en retraite CFA) y était contremaître. Début juin 62, lors des fréquents échanges de tirs entre les fellaghas descendus au village Nègre et la légion, nous avons reçu un rockett sur le toit de l'usine. Deux jours après, ma mère, ma soeur et moi sommes parties vers la Sénia comme tous les copains, dans l'attente d'un avion. Sur la route, j'ai aperçu José B.......y en treillis avec la légion dans un petit village, un geste furtif... tout allait trop vite. Vous connaissez les conditions dans lesquelles nous attendions l'appel d'un numéro nous permettant d'embarquer ! Notre jeunesse nous laissait encore un semblant d'insouciance quand nous reconnaissions une telle, un tel, mais je ne voyais pas encore dans quel état se trouvait ma mère... assises sur nos sacs "made in Toile de chez Vidal et Manégat", nous attendions notre tour et ma mère si vive et directive pour nous d'habitude ne réagissait plus, elle a ce jour-là perdu sa voix et elle est restée aphone un bon mois... c'était trop d'émotions, mon père restait en Algérie, nous, nous étions sur le point de partir et elle se sentait sans doute complètement dépassée et impuissante..

 J'ai définitivement perdu mon insouciance , cette légèreté que nous donne la prime jeunesse à l'instant où j'ai mis le pied dans l'avion. A cet instant-là, j'ai basculé dans un piège ;j'ai compris le drame, l'irréversible et j'ai voulu redescendre. Ma mère m'a dit bien plus tard que j'ai pleuré, supplié de ne pas m'emmener, mais je ne me rappelle plus, l'hôtesse m'a donné de l'eau et un cachet. Mais ce dont je me rappelle encore, c'est que j'ai senti physiquement s'arracher mes racines de cette terre bien-aimée et je sais encore la douleur que cela fait, elle passait par le coeur et les tripes pendant que je regardais désespérément les derniers lambeaux de terre défiler sous mes yeux.... depuis,  je n'ai plus de racines sous mes pieds et j'envie les gens qui vivent sur la terre de leur naissance pour cette raison.

 Nous avions beaucoup de chance tout de même car nous avions près de Paris la maison de mes grands-parents, que nous avions prêtée avant notre arrivée à des rapatriés du Maroc. A la gare, nous sommes arrivées toutes les trois épuisées, ma mère toujours muette, après 72 heures de voyage, via Toulouse.

 Nous venions dans ce petit village (E....y) tous les deux ans, donc les gamins du village nous connaissaient. Dans la rue principale (la Grand'rue), 3 ou 4 garçons de mon âge se sont approchés de nous, sans rien dire ; ils nous ont pris les sacs en toile des mains et nous ont escortées en silence jusqu'à notre maison à la sortie du village. Personne ne pouvait sortir un mot.

 Le lendemain, au grand carrefour du village, il y avait inscrit en grand, à la peinture blanche "OAS - ALGERIE FRANCAISE"... je savais qui l'avait écrit (le fils du docteur) et c'était leur façon maladroite de nous accueillir... parce qu'il était un peu tard pour résister !!! Après ils nous ont intégrées dans leur bande et quand ils parlaient des "petites pieds-noirs" c'était surtout pour se lamenter qu'elles soient si sauvages et sérieuses (bien sûr, on ne sortait pas le soir... ). Moi je suis restée fidèle à José et ma soeur a épousé un garçon du village.

 Ma douleur réside toute entière dans cet avion où j'ai brutalement pris conscience de l'inexorable, l'irréparable et aujourd'hui encore voir la côte disparaître depuis un avion ou un bateau me pince le coeur.

 Merci pour cette séance "divan" qui j'espère soulagera ma mémoire qui de douloureuse ne sera plus qu'endolorie, grâce à vous tous, témoins de ma jeunesse.

Paule

revenir au début du texte / retour au début de la page / accueil / Index Ecritures

RAPATRIEMENT par Christiane Tanis

Juin 62, j' ai 17 ans 1/2, j' habite la Mâconnais, et chaque jour je fais,à pied, le trajet qui mène au lycée de jeunes filles, je croise quelques autochtones, qui m' adressent quelques menaces , pas rassurantes du tout, en faisant allusion à l' indépendance prochaine. J' en fais état à mon père, qui, manu miltari, demande une autorisation de sortie au commissariat, et dès le lendemain, nous partons très tôt, pour La Sénia, sans attendre le convoi de la Légion Etrangère.
Mon père, étant lié par contrat, doit rester sur le sol d' Algérie. Je suis "parquée", sur un terrain, face à l' aérodrome ( je crois me rappeler, qu' il s' agissait d' un hippodrome), nous sommes très nombreux et les passages vers les hangars d' accueil, se font au compte goutte. La journée s' écoule, mon père doit retourner à Sidi Bel Abbès, avant la nuit. ( J' apprendrai plus tard, qu' entre temps, sa voiture a été volée). Inquiet de me laisser seule, il demande à un militaire de garde,qui me lance un regard, de bien vouloir veiller sur moi.Il m' embrasse, et me laisse seule, dans la foule, désemparée.
Je reste donc, non loin de mon ange gardien, et en fin de soirée, je suis transférée dans un hangar, où, assise sur ma valise, j 'attends la suite des événements.
La nuit tombe, et toujours le même soldat m' accompagne jusqu'à un hangar où sont alignés des centaines de lits de camp . Des compatriotes sont là, épuisés, en attente d' un avion.
_Avez vous un point de chute en France, me demande le soldat? Je lui réponds que je vais chez ma soeur, installée dans la région toulousaine.
_Bon, on va tâcher de vous faire partir cette nuit.
En effet, alors que l' extinction des feux a été faite dans les hangars, j' aperçois deux militaires, guidés par une torche électrique ,s' approcher de moi. Un avion en partance pour Marseille, est sur le point de décoller.L' un d' eux regarde ma carte d' identité, toujours à la lueur de sa torche. La scène est fantasmagorique.Mes sauveurs prennent mes bagages,une pluie fine tombe sur le tarmac, et je monte dans cet avion qui va m' emmener,définitivement, loin de ce pays. Par le hubLot, je vois mes deux soldats, souriants , m 'adresser des signes d' adieu.
Marseille....l 'accueil de la Croix Rouge, une boisson chaude. Je suis accompagnée jusqu' à la gare, et ouf! Me voici en partance pour Toulouse.
Un homme me regarde avec insistance. Bonjour la France! Je me fais toute petite, je regarde le paysage défiler...
TOULOUSE, TOULOUSE....je débarque et me mets en quête de l' autorail qui va m' emmener, jusqu' au patelin de ma soeur. Tout se passe bien. De la gare, je lui téléphone; pour ne pas l' inquiéter, elle n' a pas été prévenue de mon arrivée. Elle n' en croit pas ses oreilles. Quelques minutes plus tard, je suis dans ses bras, en pleurs.
Quelques jours plus tard, je reçois une lettre. Tiens, elle vient de La Sénia. Qui donc, peut m' écrire?. C' est un des deux militaires, je revois encore son visage aujourd'hui. Il m' écrit qu' il est désolé de ce qui passe en Algérie, qu' il est Bordelais, qu'il a relevé mon adresse sur mes bagages, et qu' il souhaite correspondre avec moi.
Je lui réponds, que jamais je n' oublierai ce qu' il a fait pour moi, mais que mon coeur est pris par un gentil Bel Abbésien, et que je ne peux répondre affirmativement à sa demande.
J 'ai épousé un Bordelais ( un autre...), et le 23 Mai 2007, mon Bel Abbésien s' est rappelé à mon souvenir, par un coup de téléphone....

revenir au début du texte / retour au début de la page / accueil / Index Ecritures

SOUVENIRS d'une PETITE FILLE par Nicole Agullo

Un aéroport, un tunnel de tôle où s’alignent des lits, des militaires, des gens désoeuvrés et anxieux.

Maman, mon petit frère, deux ans, mon cousin, six ans, ma cousine, huit ans, et moi, quatre ans et demi. Nous sommes dans l’avion. L’hôtesse nous présente un plateau (un couvercle en carton dans ma mémoire) avec des bonbons. Mon frère se précipite et jette à terre tous les bonbons. L’hôtesse nous dit de les ramasser et de les garder.

Une ferme, des oies agressives, une campagne vallonnée au soleil du midi, des jeux, surtout celui de la main noire, le soir, quand les adultes vont en promenade, des rires, de la famille, beaucoup de matelas par terre, un livre de coloriages que je remplis sur l’air de « Petit Gonzalez », mes grands-parents paternels et mon arrière-grand-mère, qui ne parle qu’espagnol et m’appelle « Nicolassa ».

Une petite maison perdue dans une petite vallée tourangelle, à la lisière d’un bois, la famille entassée, de nouveau des matelas par terre, les toilettes, construites par mon grand-père maternel, le puits, où je fais tomber mes lunettes, l’Estafette qu’il faut pousser dans le bourbier en haut du chemin, mon arrière grand-mère maternelle ébahie devant le linge gelé, dur comme du carton, la prairie, qu’on dévale en roulant sur soi-même, en évitant de tomber dans le ruisseau...

Et puis, enfin, ce son qui sort de mes lèvres « en pointe », avec « le trou au milieu »... Mais, mon copain Jean-Michel, qui voulait m’apprendre, là-bas, devant chez lui, dans la galerie de l’étage à l’école Marceau, celui qui me prêtait sa voiture à pédales, il n’est pas là, et je ne peux pas lui dire que, ça y est, je sais siffler !

C’est à ce moment-là que j’ai eu conscience qu’il s’était passé « quelque chose ».

EXPATRIATION - DESINTEGRATION 500% par Jean Diaz "

Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément..."

C'est ce que je vais essayer de faire dans ce qui suit, sans être amer mais en restant honnête et objectif.

Juin 1962, il fait nuit, et nous sommes des centaines de jeunes, moins jeunes, vieillards,  sur le parking de l'aéroport de la Sénia, attendant qu'il y ait des places disponibles dans les avions  à destination de la France. Inconscients de la réalité de ce qu'il se passait, nous dansions, dehors tandis que d'autres embarquaient. Où allions nous atterrir? Marseille ? Lyon ? Paris ?, Pour nous, ce fut Toulouse. Nous pensions que  nous reviendrions à SBA dans peu de temps...

Le temps de commencer à nous acclimater à Perpignan où nous avons été brièvement hébergés chez une soeur de ma belle soeur, nous parvenons à obtenir une chambre d'hôtel , non loin de la gare.

Après 8 jours de cette vie, (à 4 dans une chambre de 15 m²,) Dans cette ville inconnue et quelque peu hostile (La France n'a jamais trop déroulé le tapis rouge aux immigrés indésirables dont nous étions. L'histoire l'a vérifié pour les Polonais, les Italiens, Les Espagnols, les Portugais, etc...) Ma mère décide de  prendre le train pour Marseille, afin de prendre ensuite un bateau et rentrer chez nous. Tant qu'à mourir, autant que ce soit sur notre terre natale... Elle comptait chaque jour ce qu'il lui restait dans le porte monnaie, car il faut dire que nous avions quitté SBA avec la somme astronomique de 70.000 francs.(anciens bien sur) pour les plus jeunes , épargnons  leur la conversion en euros : 106 € environs.   Et avec ça on se faisait traiter de capitalistes qui avaient exploité les arabes, que nous n'avions que ce que nous méritions... (Propos adressés par des adultes marseillais aux quelques adolescents pieds-noirs que nous étions.) Une fonctionnaire du bureau des rapatriés  "rue Breteuil", nous incitait sur un ton péremptoire à quitter Marseille pour nous "loger" dans des camps spécialement aménagés pour nous, dans l'est de la France. Camps de toile  faits de tentes  56, lits Picot, cuisines de campagne, le tout gracieusement mis  en place par les préfectures, pour  loger les "scorpions " que nous étions aux yeux du grand Charles. Lui qui avait connu la déconfiture  en 1916, puis en 1928, sans parler du peu de crédit dont il jouissait en 40 auprès de Roosevelt et Churchill (lire : "Et si de Gaulle était mort en 1940..." de José  Coulon Société Atlantique d'Impression - 64200 Biarritz et Compo-Méca 64990 Mouguerre)

Au lycée de la  Capelette, où ma mère avait tenu à m'inscrire, je lisais dans les yeux des professeurs cette indifférence qui leur seyait si bien à l'époque.

A part quelques élèves aussi peu motivés que moi pour ces études dont je me moquais complètement, les autres m'évitaient, m'ignoraient. On redoute toujours l'étranger, cet inconnu dont on ne sait rien. J'étais celui-là, "l'estranger", celui dont les parents avaient sans doute du sang sur les mains.

Non, aucun de mes ancêtres n'avait de sang sur les mains, mais plutôt de la sueur sur tout le corps, car les pionniers Espagnols qu'ils étaient n'avaient pas hésité, en 1850, à quitter l’Andalousie pour bâtir une Algérie Française, en travaillant dur.(voir photo jointe prise en 1938 probablement dans la région d’Hammam Bou Adjar Mon grand-père paternel et mes deux oncles fabriquant du charbon) c’est là une image des capitalistes que nous étions sensés être que la France Métropolitaine devait sans doute ignorer...

Et nous voilà dans ce train qui nous conduit à Marseille. Ma mère, alors âgée de 54 ans, ma grand'mère, qui en avoisinait plus de 72, et qui se laissera mourir de tristesse et de désespoir, (refusant de manger et de boire, elle pesait alors 36 kg) d’avoir du quitter son Algérie natale (elle naquit à Boukanéfis) ma soeur, 20 ans et moi avec mes certitudes et mes convictions de 17 ans.

Finalement nous ne retournerons pas à SBA, nous commençons une "vie nouvelle" dans la cité phocéenne. Comme l'écrit Adrienne  Intégration  ZERO. Nous n'étions pas les bienvenus dans la capitale méditerranéenne.

Plus de 40 ans après, je préfère dire, quant à moi parler "d’EXPATRIATION  et de DESINTEGRATION." 500% !Nous avons été déracinés, quels repères nous reste-t-il de notre adolescence? Où sont nos quelques jouets, confidents de nos nuits d'angoisses, de nos peurs d'enfants, que nous aimerions revoir aujourd'hui ?  Partis! Détruits! Perdus à jamais dans les nuits brûlantes sous les tirs des mitraillettes qui crépitaient sous nos fenêtres.

Notre arrivée à Marseille, si elle a suscité de la compassion chez certains, je dois avouer que j'ai ressenti chez beaucoup d'autres, cette ségrégation typiquement Franco-française, et cette tendance  a dénigrer et bannir tous ceux qui ne sont pas un pur produit de l'hexagone. Sans esprit de polémique, mais simplement pour mémoire, je précise  que même en 1988, à Marseille, j’ai essuyé quelques invectives relatives à mes origines pieds-noirs, mais  je me dois de rester objectif et honnête, cela ne revêtait plus l’ampleur des années 60, et ces attaques provenaient de vrais frustrés (es) dont les ancêtres occupaient la ville depuis des siècles…

Il y aurait de quoi faire un livre, mais ça prendrait trop de place, et il faut en laisser pour les autres.

45 ans après je n'ai pas de rancoeur. J'ai eu ma revanche, comme mes ancêtres je me suis retroussé les manches et mis au travail sur cette terre métropolitaine. A 62 ans, je peux dire que je me suis fait tout seul, autodidacte de la vie, j’ai volontairement cessé de travailler à 42 . Je ne dois rien à cette France pour laquelle je me serais fait tuer au son de la Marseillaise, si on me l'avait demandé alors. Depuis, J'ai compris que mes ancêtres n'ont jamais été gaulois, contrairement à ce que l'on nous enseignait à l'école. Les Wisigoth étaient en Espagne depuis fort longtemps, et là sont mes racines.

Aujourd'hui, je suis français sur ma carte d'identité, mais avant tout pied-noir dans mon coeur, et espagnol par le sang qui coule dans mes veines.

Je ne renierai jamais mes origines, surtout après avoir été relégué dans les années 60, et peut-être même encore aujourd'hui parfois, dans les 40 ièmes priorités, du fait de mes ascendances hispano pieds-noirs. Ne soyons pas dupes, il y a encore aujourd'hui des silences qui en disent plus que des mots.

Je n’aurais jamais changé mon nom pour un patronyme à consonance plus française, mais je comprends qu'on puisse avoir envie d'être reconnu, même si, pour cela on doit mettre un masque pour se fondre dans la masse. Masque derrière lequel on souffre et on pleure. Je me suis battu, au propre comme au figuré, physiquement, verbalement, mais j'ai toujours tenu bon face à cette adversité hexagonale. J'ai conservé "un peu" (beaucoup) de mon accent pieds noirs.

J'ai beaucoup bougé pendant 25 ans: (19 déménagements, France, Europe, Afrique, Amérique du sud, DOM, etc..) Mais ça c'est une autre histoire....
revenir au début du texte / retour au début de la page / accueil / Index Ecritures


Rapatriement-intégration par Raymond Galipienso

Mai 1962 : je suis encore au Lycée Leclerc en classe de Sciences Expérimentales. L’ambiance s’est très vite dégradée entre les élèves des deux communautés et des tags sont apparus sur les murs de l’établissement : un jour par l’OAS, le lendemain par le FLN. Nos professeurs, imperturbables, ont continué à assurer leurs cours, tant bien que mal. Nous avons fait des grèves et même des manifs : un jour, nous voulions cesser les cours et nous joindre à d’autres Lycéens de la ville qui manifestaient derrière les grilles. Alors, le Directeur, Monsieur Dassié, a ouvert un portillon qui donnait sur l’extérieur et s’est posté devant, avec sa stature imposante et une matraque à la main, en nous disant : « allez ! sortez si vous en avez le courage ! ». Nous avons hésité puis, comme un seul homme, nous nous sommes tous précipités au dehors, et le Dirlo n’a pas bougé. Comment suivre correctement les cours dans de telles conditions ? Surtout que dans la rue il y avait de plus en plus d’attentats. Notre jeune Surveillant Général y a laissé la vie. Nos parents, après les accords d’Evian et la fusillade d’Alger, découragés et affolés, décident en mai de nous envoyer en France, ma sœur de 15 ans, mon frère de 12 ans et moi, 18 ans. Nous savions qu’il s’agissait d’un aller simple pour la Métropole.

Le 28 mai 1962 nous embarquons tous les trois à La Sénia dans une Caravelle d’Air France après avoir passé une nuit dans les hangars de l’aéroport, sur des couchages de fortune, au milieu d’une foule de femmes et d’enfants apeurés et en pleurs. Pour embarquer, nous jouons des coudes dans une sérieuse bousculade, le sauve-qui-peut général. Des conditions difficiles pour un baptême de l’air, avec de nombreux passagers malades. A l’atterrissage à Marseille, mon frère est évacué en priorité par les services de santé ; il s’est évanoui dans l’avion. Après la fouille de nos bagages et un contrôle d’identité, nous avons attendu avec inquiétude le retour de notre frère, emmené à l’infirmerie. Lorsque celui-ci est revenu vers nous, blanc comme un linge, l’infirmier nous a dit : «  mais vous êtes tous pâles dans la famille, je pensais que les Pieds Noirs étaient tous bronzés ! »  Voilà la première remarque enregistrée sur le sol métropolitain. Bon, fini de traîner, il nous fallait maintenant rejoindre Béziers, notre point de chute prévu, par le train. En gare de Marseille nous avons réussi à monter dans un train bondé, avec des gens affolés, certains pleuraient. Nous partions à l’aventure, totalement démunis, dans un pays nouveau pour presque tous, séparés du reste de la famille resté en Algérie. Allions-nous revoir un jour nos parents ? leurs adieux étaient gravés en nous et l’angoisse nous serrait le cœur.

A chaque arrêt dans une gare importante, il y avait des personnes de la Croix-Rouge sur le quai. A Béziers, deux religieuses nous ont hélés pour nous proposer un refuge mais j’ai été content de leur répondre : « merci mais notre oncle nous attend ». Notre oncle vivait à Béziers depuis 1946, une chance pour nous!…

Mon oncle a aussi hébergé un de mes camarades de classe, Eric, avec lequel nous avons potassé les cours de terminale dans un petit parc situé sur les bords du fleuve Orb. Et nous nous sommes inscrits à la session normale du Bac de Juin, comme tous les jeunes français, malgré la proposition de l’Académie de Montpellier de nous inscrire à la session spéciale de Septembre, « une mesure obligeante prise par le Ministre de l’Education Nationale ». Le jour des épreuves, au Lycée Henri IV, un professeur lisait la liste des candidats. A la fin, étonné de voir 2 candidats en trop, il nous a interrogés. Après une discussion avec ses collègues, il nous a permis de commencer les épreuves en attendant confirmation par l’Académie. Nous avons passé les épreuves, au milieu des jeunes « patos » ahuris de nous voir là et un peu goguenards, et nous avons réussi ! Fiers qu’on était !…

Mon père, cheminot en gare de Bel-Abbès, a dû attendre là-bas de recevoir sa mutation.  Muté à Cholet, il s’y est installé avec ma famille dans un HLM. Le confort quoi !…sauf  que les chambres n’ont eu au début que des sommiers sur pieds, et nous mangions sur un gros carton, assis par terre. Mon frère, un précurseur, a reçu un carton rouge et s’est fait renvoyer du Collège après avoir donné un coup de boule à un élève qui le traitait de sale pied noir. Bien sûr mes parents m’ont tout de suite dit qu’ils ne pourraient pas m’aider pour mes études.

Extirpé brusquement du nid familial, j’ai dû me débrouiller seul, à 19 ans, loin des miens, et sans moyens. Comme beaucoup d’entre nous bien sûr. En Fac de Lettres de Montpellier à la rentrée 62, j’ai vite compris qu’il me faudrait des revenus et me suis fait embaucher comme pion au Lycée Technique de Narbonne. Mais, tous ces déplacements entre Narbonne et Montpellier, tous ces horaires au Lycée ( études et dortoir ) et les sorties avec les autres pions, ont eu raison de mon courage, de ma volonté et de mon portefeuille. Sans aide possible de mes parents, je me suis donc décidé à abandonner mes études et suis entré dans la fonction publique début 1964 en région parisienne. Passer de Bel-Abbès à Paris, déroutant. Mais, à partir de novembre 1964 j’ai effectué mon service militaire à Friedrichshafen, en Allemagne, encore plus déroutant sous une importante couche de neige et un de ces froids, j’en ai eu une oreille gelée. Un jour, un jeune appelé Corse m’ayant traité de sale pied noir, j’ai violemment réagi et me suis retrouvé de ‘‘corvée de chiotes’’ pour une semaine. C’est vrai que j’ai entendu aussi « t’as eu le Bac au rabais ( eh non !),  vous venez manger le pain des français, vous nous prenez notre boulot, vous êtes des privilégiés, vous êtes des étrangers… ». Il y en a même qui m’ont demandé si ma mère portait le voile… Par la suite, mon intégration dans le pays-mère se fera sans trop d’accrocs car j’avais une grande faculté d’adaptation, j’ai vite perdu l’accent de chez nous, j’ai dû travailler loin de ma famille, j’ai perdu de vue mes amis d’enfance, j’ai épousé une fille du Midi, je me suis fondu dans la foule…Ce n’est que depuis peu que je me retourne vers mes racines, vers mon passé, et je m’aperçois que l’intégration m’a fait comme un lavage de cerveau, enfouissant mes années d’adolescence dans l’oubli. Et aujourd’hui cela me procure un bonheur immense de tout revivre en mémoire, de retrouver mes jeunes années.
revenir au début du texte / retour au début de la page / accueil / Index Ecritures



Rapatriement intégration !!!!!!!!!!!!!!!! par Adrienne André
Les « évènements d’Algérie » je les ai ressentis moins violemment que vous tous. L’âge, sûrement, je devais être plus inconsciente !!!! bien sûr j’ai fait aussi comme beaucoup de mon âge des bêtises (aux yeux de mes grands parents) comme par exemple circuler en voiture avec des aînés en criant « ALGERIE FRANCAISE » ou en s’habillant en noir et blanc symbole de l’organisation alors en place pour nous « défendre » j’avais 12/13 ans et je « jouais » plutôt que je ne subissais heureusement !!!! Car le départ une première fois pour LA SENIA chez de la famille pour essayer de nous regrouper un peu et le grand saut le 24 NOVEMBRE 1962 ont été un déchirement que même aujourd’hui j’ai du mal à raconter.
Le 24 NOVEMBRE 1962 le KAIROUAN quitte le port d’ORAN, il fait un temps superbe le soleil est là pour nous dire « Adieu », sur le pont seuls les jeunes avec des larmes pleins les yeux regardent s’éloigner le rivage, leur enfance, leur adolescence.
Les plus anciens sont dans les cabines, les vieilles personnes hurlent de douleur et je vous assure que je n’exagère pas, c’est vraiment insoutenable et là je réalise vraiment que tout va changer pour moi j’ai 14 ans et j’aurais dû rentrer en 4ème………..Je ne supporte pas que le personnel du bateau bouscule mes grands parents parce qu’ils sont lents, parce qu’ils ont avec eux leurs seuls biens la chienne berger allemand et 2 cages de canaris (mes grands parents sont âgés respectivement de 82 et 72 ans) et qu’ils ont du mal à avancer plus rapidement, ce manque de respect que je perçois me mets hors de moi. Nous arrivons à Marseille où nous sommes attendus par de la famille et  nous partons pour SALON DE PROVENCE (heureusement je n’ai pas connu les salles de « transit » )
SALON DE PROVENCE, alors là intégration « 0 » j’arrive dans un lycée où je suis la seule pied noire et je deviens le souffre douleur d’une bande de petits « snobinards » qui sans arrêt se moque de mon accent, de mon nom, me traite de sale pied noire à longueur de journée demande aux filles de ne pas me parler, heureusement certaines sont passées outre et j’ai pu terminer mon année, mais dans un état d’esprit déplorable (je ne voulais plus dire où j’étais née ni comment je m’appelais). A ce moment là j’aurais voulu m’appeler DUPONT ou DURAND………

J’ai pris très rapidement l’accent du midi et j’ai pu donner le change l’année d’après.
En 1964 nous sommes montés à LYON et là j’ai beaucoup moins souffert, j’ai eu des ami (e)s très rapidement mon nom ne gênait plus personne car avec « mon accent du midi » j’ai vite dit partout que j’étais née à SALON DE PROVENCE et OUF tranquillité assurée. Jusqu’à ce qu’un professeur de français s’aperçoive de la supercherie et alors là à nouveau une année de galère chaque fois que j’avais français (tout ça parce que j’étais rapatriée d’Algérie). Ma défense à ce moment là a été « ma joie de vivre » je suis devenue le clown de la classe et j’ai gagné ainsi mon intégration par le rire. A cause de toute cette souffrance que je gardais précieusement pour moi, je ne voulais pas rajouter tout cela à la peine de mes grands parents, j’ai oublié beaucoup de choses, un voile s’est déposé sur ma mémoire occultant tous mes souvenirs de « là bas » et c’est grâce aux vôtres que ce voile se déchire peu à peu.
Voilà ensuite ça a été de mieux en mieux et je pense être maintenant parfaitement intégrée. Ma famille métropolitaine, mes ami(e)s m’appellent « leur petite pied noire » et j’adore. Je revendique haut et fort ce statut. Mais j’ai eu quelques années très douloureuses (qui auraient dû être les plus belles puisque c’était l’adolescence).
Malgré cela je fais toujours le grand écart au dessus de la Méditerranée et je le ferais jusqu’au jour où je pourrais enfin retourner à S.B.A.
revenir au début du texte / retour au début de la page / accueil / Index Ecritures

RAPATRIEMENT par Jean-Paul de Haro
Juin 62. Place Carnot, notre forum. Dès le 16 au matin,alors que la veille encore les bâtiments publics étaient saccagés, circulait l'information inespérée: Un accord de cessez-le-feu venait d'être conclu à Alger. Revenu en hâte chez moi, j'en informai mon épouse, dans l'attente d'un heureux évènement et la décision fut vite prise. L'après-midi même nous voici sur le quai de la gare, endimanchés car il fallait bien préserver ce que nous avions de mieux et les valises à la main. Le train de Tlemcen arrivait et, chance inouïe, un ami d'enfance,allant sur Oran, nous faisait de grands signes pour nous signaler des places disponibles dans son compartiment et nous demander de lui passer nos bagages. Sitôt installés nous apprenions qu'entre Valmy et La Senia des tireurs isolés guetteraient le convoi. Vérité ou psychose galopante ? Dans le doute nous descendîmes à Valmy pour joindre l'aéroport en taxi, amenuisant ainsi nos ressources financières déjà peu florissantes ! Plusieurs centaines de personnes nous y précédaient déjà.
J'eus alors l'inspiration de remonter la longue file des postulants au départ et de me présenter au contrôle d'entrée en faisant état de la situation, plus qu'apparente, de ma jeune épouse. Cinq minutes plus tard nous étions enfin abrités dans le hall surpeuplé de l'aérogare pour une longue nuit d'attente. Le lendemain dès l'ouverture des guichets des files s'allongeaient devant les panneaux annonçant Paris, Marseille et Toulouse et je pris stoïquement ma place dans les rangs. Soudain, remarquant un employé disposant une ardoise indiquant Bordeaux devant un guichet encore clos, je m'y précipitai pour occuper la 1ère position.
Vers 13 heures notre groupe fut appelé sur l'aire de départ dans un espace délimité latéralement par des barrières et recouvert par des tôles ondulées. Il ne restait plus qu'à attendre l'avion et ce n'était pas le moindre des soucis pour mes compagnons de voyage qui pour la plupart appréhendaient ce baptême de l'air imposé qui ne faisait qu'aggraver leur désarroi de quitter leur pays natal en y laissant encore des maris, des frères ou des grands-parents trop anxieux pour entreprendre une telle équipée.Il faut en effet préciser qu'en ma qualité "d'accompagnateur" j'étais le seul Homme rapatrié dans ce convoi qualifié de "sanitaire". Cette inquiétude s'exprimait par des imprécations, le plus souvent en Espagnol, lancées contre le Grand Responsable de nos malheurs "ese hijo de..." par de pauvres femmes accablées, dont une mostaganémoise qui voyageait avec 9 enfants, dont les siens, tous habitant la même cour!
Alors que les files voisines s'engouffraient une à une dans les avions poursuivant leur noria, notre attente, interminable sous la tôle faisant office de "plancha", se prolongeait ,épuisante et les faux-bruits de circuler...pour s'amplifier encoreà la vue du DC 3 de la Sabena qui vint enfin s'aligner devant nous alors que nous approchions des 20 heures: pour certains les flancs de l'appareil noircis par l'échappement prouvaient bien que celui-ci n'était pas fiable et ce détail provoqua l'hystérie d'une passagère répétant:" por eso que no llegaba, se estaba quemando.."
Fort heureusement la traversée fut sans histoire et même agréable, surtout pour les enfants gâtés par les hôtesses. Le personnel Belge manifesta en l'occurrence une gentillesse et une disponibilité rares. Pour eux le mot "Rapatrié" avait une signification : Ils avaient déjà évacué leurs compatriotes du Congo.
L'accueil à Bordeaux fut à la hauteur des circonstances :Le Préfet de Région était venu nous recevoir en pleine nuit et des familles avaient offert des chambres pour nous héberger. Un exemple qui ne fut pas suivi partout si j'en crois les témoignages de mes parents et amis.

revenir au début du texte / retour au début de la page / accueil / Index Ecritures

RAPATRIEMENT = INTEGRATION ? par Jean-Paul de Haro
Monsieur Jean était un mécanicien d'élite aux compétences multiples, chef d'atelier dans la plus grande entreprise locale de BTP il assurait en outre la maintenance et le dépannage des engins les plus sophistiqués utilisés dans les chantiers lointains aux confins du Maroc ou sur les routes naissantes du Sahara. Ces dernières années, 60 à 62, notamment où les pièces de rechange nécessaires n'arrivaient pas toujours dans les délais....A l'expérience mécanique et la disponibilitétotale s'ajoutait une conscience professionnelle hors-norme qui le poussera à rester seul responsable de l'entreprise sur le terrain ( le "patron" en supervisant déjà le fonctionnement dela Provence depuis quelques années) pour rapatrier l'essentiel du matériel nécessaire à un redémarrage de la société en métropole. Lui-même ne rejoignant sa famille déjà à l'abri qu'après avoir accompli cette ultime mission, juste à temps pour voir naître son 1er petit-fils.
Désormais à plus de 50 ans il est demandeur d'emploi, lui pour qui les vacances n'avaient jamais existé et les places correspondant à sa qualification sont évidemment occupées. On lui propose un poste de graisseur, qu'il exerçait du temps de son apprentissage..., qu'il récuse pour chercher encore et se voir offrir un emploi de mécanicien dans une entreprise de sous-traitance sur le bassin de Lacq, nouveau fleuron de l'industrie nationale. Il est casé, près des siens enfin regroupés, rejoint son domicile à heures fixes mais la petite étincelle a disparu de son regard : comment se passionner pour des tâches répétitives, sans appel à l'initiative ni satisfaction de la réussite chèrement acquise ?
Un dimanche , désigné par son employeur pour assurer une permanence à l'usine de Lacq, il suit,dans l'affolement généralisé des rares Responsables estampillés SNPA, le dèveloppement inquiétant d'un disfonctionnement qui à partir d'une vanne défaillante menace de provoquer de graves dégâts dans un site particulièrement sensible. Son statut de "personnel d'appoint" ne le prédisposant pas à intervenir il hésite avant de se résoudre à solliciter le droit de "voir de plus près ce qui se passe". Sous le regard suspicieux, "vous pensez un Pied-Noir !", des collègues présents, quelques jeunes cadres récemment issus d'une formation théorique et des ouvriers majoritairement venus du monde rural et hâtivement reconvertis en mécanicien, il examine le secteur défaillant, demande l'outillage nécessaire, se met à l'ouvrage et réussit, seul, à colmater la fuite et à rétablir l'écoulement normal des fluides dans leurs circuits respectifs. L'alerte a été chaude mais il y a longtemps que Jeannot, retrouvé, n'avait passé un si beau dimanche !
Dès le lendemain matin le Directeur de l'usine, informé des évènements survenus, le fait appeler pour le remercier et s'étonner de son appartenance à une filiale. Il l'interroge sur son itinéraire professionnel puis lui propose sur le champ une intégration dans sa toute puissante société avec promotion au niveau des responsabilités et réévaluation de salaire. Jeannot vient de retrouver d'un seul coup un peu de sa dignité égarée dans les multiples tracas et déconvenues du rapatriement. Malheureusement la fatigue accumulée pendant des années de travail, il était souvent exposé à des conditions extrêmes et aux dangers inhérents aux déplacements dans l'Algérie pré-indépendante, l'empêcha de profiter de ce sursis. Hospitalisé il nous quittait quelques mois plus tard à 53 ans.
C'est aussi un des aspects souvent ignorés du Rapatriement qui n'a pas toujours signifié Intégration, notamment pour les plus anciens d'entre nous, dont nos parents.

revenir au début du texte / retour au début de la page / accueil / Index Ecritures

Exode par Antoine Pavia
L'été touchait à sa fin, tout comme d'ailleurs la liesse quasi hystérique qui avait encombré quotidiennement nos rues depuis plus de deux mois pour célébrer la naissance du nouvel État. L'exaltation commençait à s'épuiser. Cette après-midi là, un charreton tiré par un vieux cheval avait porté nos bagages en gare de Bel-Abbès pour être aussitôt chargés dans un convoi en partance pour Oran. Ce n'était que peu de choses en vérité, quelques ballots cubiques que ma mère avait confectionnés dans l'urgence avec ses propres rideaux, dans lesquels était entassé tout ce qu'elle avait estimé indispensable pour remédier aux désagréments qu'un avenir réfrigérant aux contours flous ne manquerait pas de nous infliger. Il y avait là, des documents, quelques vêtements et bien sûr un lot surabondant de couvertures, l'essentiel d'un patrimoine acquis en un siècle de présence sur la terre algérienne, avec en plus, et c'est heureux, les quatre sous qu'avait rapporté la vente bradée de nos meubles. Accoudé à la portière de mon wagon quand le train s'était mis en branle, j'avais regardé douloureusement une dernière fois, défilant lentement devant mes yeux embués, cette ville que j'avais tant aimée, celle qui m'avait vu naître et où mon père reposait à jamais.

Ainsi donc, à mon tour, je cédais. Je fuyais comme tous ces moutons de panurge qui m'avaient précédés et auxquels je n'avais pas voulu m'identifier.Mais parce que je ne connaissais pas d'autre terre que ce pays, parce que la France, ma patrie, ne représentait en fait pour moi que des choses étrangères à mes sens, à mes habitudes et à ma culture, je me refusais encore d'admettre que c'était un départ définitif. Je rejetais ce qualificatif de "rapatrié". Je n'étais plus en réalité qu'un expatrié, un apatride que "le vent de l'Histoire" emportait vers des lendemains incertains.Tous les mensonges dont on nous avait gratifié pendant ces années noires me revenaient alors en tête et j'entendais encore, comme une mascarade, la phrase pompeuse du grand chef blanc vantant la grandeur, la beauté et la générosité de la France.Nous pouvions tous en témoigner.Tournez donc une bonne fois pour toutes votre page algérienne et n'y pensez plus, nous rabâchaient ces bonnes âmes du pouvoir comme pour s'absoudre de leur félonie. C'était vite dit. L'Algérie était le seul bien que nous possédions jusqu'alors. Et voilà que, en vertu du droit inaliénable d'un peuple de décider de son propre destin - un peuple dont curieusement nous étions exclus ! - Nous devions décamper sans tambour ni trompette. Je n'étais plus qu'un misérable quidam en cavale comme un million de ses frères, une espèce humaine désormais en voie d'extinction de qui on exigeait qu'elle vive et meurt discrètement, en catimini, comme pour purger une peine honteuse dont elle ne se sentait pas coupable.

Sur le port d'Oran, juste avant l'embarquement, j'avais dû sacrifier à l'obligation nouvelle du bakchich pour éviter le saccage de nos paquets, un odieux racket que se permettaient désormais dans ce pays tout ceux qu'on avait investis de la moindre parcelle de pouvoir. Un dernier regard vers Santa-Cruz, notre "bonne mère" esseulée là-haut sur sa colline, et enfin le long signal sonore annonçant notre départ qui avait libéré nos coeurs d'une angoisse sous-jacente. Le"Sidi-Bel-Abbès" - un dernier clin d'oeil du destin - pouvait alors larguer ses amarres et entamer une traversée plus que maussade que seul avait égayé le comportement impulsif d'un énergumène, visiblement désespéré, qui voulait balancer son épouse par dessus bord au prétexte qu'il fallait mettre à profit ce nouveau départ dans la vie pour remettre le compteur conjugal à zéro. On avait eu du mal à lui faire comprendre que ces moeurs n'avaient plus cours depuis longtemps.

Parmi la foule des réfugiés qui le lendemain avaient débarqué à Port-Vendres, des gens modestes qui maîtrisaient à peine notre langue, erraient sue le quai dans un total désarroi. Ils n'avaient pour tout bagage que quelques couffins en raphia renfermant l'essentiel de leur bien, c'est-à-dire pratiquement rien. Livrés à eux-mêmes et n'ayant aucune idée de leur future destination, ils devaient se fier aux seuls caprices du hasard. C'était bizarrement comme si l'on avait opéré un brusque retour en arrière, cent ans plus tôt, à l'époque du peuplement colonial, quand nos aïeux poussés par la misère avaient touché pour la première fois le sol africain, cet eldorado qu'on leur avait fait tant miroiter. Seul le lieu du débarquement avait changé. Il s'était déplacé au nord, sur la rive opposée, comme si, délibérément, on avait voulu faire l'impasse sur cette parenthèse algérienne qui se terminait lamentablement. Un service d'accueil sur l'aire de la petite gare tentait tant bien que mal d'orienter tout ce monde suivant les destinations désirées. Dans le brouhaha ambiant, il m'avait fallu décliner la mienne à haute voix . Chartres ! le chef-lieu d'Eure-et-Loire d'où j'avais pu au préalable établir de fragiles contacts professionnels. Peut-être par simple mimétisme mais plus vraisemblablement parce que je leur offrais sans me rendre compte une opportune bouée de sauvetage, la plupart des personnes me succédant dans la file avaient à leur tour opté pour "Tchartré" un choix presque unanime qui avait tout de même surpris le préposé au dispatching qu'un tel engouement pour la capitale de la Beauce avait rendu perplexe. Avant de grimper dans le convoi qui devait nous amener vers Paris, étape obligatoire, on avait dû encore supporter sans broncher la perfide recommandation d'avoir à cacher nos origines dans la mesure du possible, eu égard à la détestable réputation qui nous avait précédé. Comme si d'un coup de baguette magique, nous allions pouvoir occulter notre accent du sud, si révélateur. Et pourquoi donc, en fait, devrions-nous le cacher cet accent ? N'était-il pas un élément essentiel de notre identité, l'étendard qu'il nous fallait au contraire brandir bien haut pour marquer notre différence et affirmer notre volonté d'exister tels que nous étions et que nous voulions rester ?

L'arrivée à Paris avait aggravé le malaise. Il y avait certes sur l'esplanade de la gare un stand d'accueil destiné aux rapatriés - on ne pouvait pas le manquer, c'était écrit en grosses lettres sur un large panneau - mais hélas derrière son large comptoir, on avait eu droit qu'au vide absolu. Visiblement, le problème des réfugiés semblait être définitivement réglé et tant pis pour les retardataires. Un agent de la SNCF avait bien voulu nous indiquer sur une carte murale l'endroit où prendre le bus qui devait nous déposer en gare de Montparnasse d'où partaient les trains en direction de Chartres. Nous voilà donc en file indienne, déambulant à travers les rues de la capitale sous un ciel automnal. Une cohorte insolite de gens désemparés, les traits flétris par un soleil désormais boudeur, portant à bout de bras toutes sortes de paquets hétéroclites sous le regard intrigué des passants. À l'arrêt du bus, il nous avait encore fallu endurer les sarcasmes humiliants de la receveuse, une mégère en uniforme qui s'était jurée de caser dans l'antre de son véhicule, déjà bourré à moitié, l'exotique cargaison humaine groupée sur le trottoir qu'avait vite entourée une foule de badauds captivés par le surprenant spectacle de cirque offert par une dompteuse improvisée encageant ses fauves l'un après l'autre. Il ne lui manquait que le fouet. Mise en verve par un auditoire réjoui qui lui avait attribué d'emblée le rôle principal, elle prenait un plaisir pervers à claironner haut et fort sa perplexité quant aux origines obscures de cette tribu de métèques, des ploucs à l'évidence arrivant d'on ne sait où, qu'elle allait devoir coûte que coûte tasser dans l'étroit couloir du bus. Michel, compagnon d'infortune, agrippé comme moi à la barre horizontale, qui avait deviné à mon teint livide toute la rage contenue, m'avait alors esquissé un léger sourire en haussant les épaules : à quoi bon se révolter, mieux valait laisser courir, on n'était pas encore au bout de nos peines.

Engourdis et à demi asphyxiés, nous étions quand même arrivés à Montparnasse quelques minutes avant le départ de notre train. Nous l'avions pris d'assaut, les plus jeunes aidant les anciens à se hisser jusqu'aux couloirs des voitures. Car, bien sûr, les places assises étaient déjà occupées par des gens portant bien, complet-veston de rigueur, confortablement calés dans des fauteuils douillets et concentrés sur la lecture de leur quotidien dont la une avait depuis longtemps évacué le problème algérien et son désobligeant cortège de malheurs. Ils daignaient de temps à autre jeter un regard ennuyé sur cette dérangeante promiscuité, tous ces dos courbés de fatigue et d'humiliation, ces vieux aux visages fripés assis pêle-mêle à leurs pieds sur des valises aussi cabossés que leur coeur, parmi lesquels ma mère recroquevillée sur elle-même, sa petite-fille dans les bras, un sourire triste figé sur les lèvres. Je mesurais alors l'ampleur du mal qui corrompait les esprits. On avait fabriqué un coupable idéal sur qui jour après jour on avait déversé toutes sortes d'accusations qui justifieraient, le moment venu, le dénouement peu glorieux de l'affaire algérienne. Le responsable, ce galeux d'où venait tout le mal, ne pouvait être bien sûr que le pied-noir, cet indigne personnage qui impunément avait fait suer le burnous pendant si longtemps. Il y avait parmi nous des revanchards, ceux qui avaient encore la force de lever le poing et qui ne voulaient pas admettre l'inéluctable issue de cette aventure, et les autres, les plus nombreux, ceux qui s'étaient résignés à courber l'échine. Je refusais ces comportements extrêmes, je n'avais aucune envie de crier vengeance mais il n'était pas question pour autant d'accepter d'autres humiliations? on en avait eu notre compte. La France, oui d'accord, mais pas à n'importe quel prix.

Et je restais persuadé que l'homme dont la patrie et la terre natale ne pouvaient se confondre ne serait jamais qu'un être écartelé en proie à de perpétuels déchirements. J'ai eu tout le temps depuis pour vérifier dans ma chair que cette hasardeuse assertion n'était pas dénuée de fondement. Mais n'était-ce pas cela qui nous a donné la force de résister pour mieux répondre au défi qui nous était imposé ? revenir au début du texte / retour au début de la page / accueil / Index Ecritures