Jean-Pierre Covès : jeunes années 2/2
Ecritures de Sidi Bel Abbès
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Il était d’usage que le maître distribuât à onze heures et demie des  tickets  de repas aux élèves nécessiteux ; l’absence d’un ou deux élèves libérait des tickets que Monsieur Madillo  distribuait en récompense. Le roi n’était pas mon cousin  lorsqu’il m’en revenait un ! Le tintement de la cloche marquait le départ d’une course effrénée vers la cantine, à l’arrière des bâtiments : il s’agissait d’arriver les premiers pour occuper les meilleures places, celles proches des marmites énormes qui  trônaient sur une longue table. Dans un chahut indescriptible commençait la distribution  à coup de grandes louches fumantes. Le ragoût  de pâtes, pommes de terre, carottes et choux  lestait de sa consistance nos tendres estomacs et  les bouchées de pain  colmataient les vides si d’aventure il en restait mais étions-nous heureux ! D’autres moments de bonheur me furent réservés. Quand mon père rentrait en disant : « Meunier me propose une partie de pêche aux Trois Rivières dimanche, c’est d’accord ? » Il ne s’adressait pas à  moi, on ne demandait pas leur avis aux enfants, mais à ma mère qui pouvait d’une phrase rompre l’enchantement.

« Qu’est-ce qu’on va aller faire aux Trois rivières ? Avec la crise de foie que j’ai depuis trois jours ! »  Il ne se passait de jour sans qu’elle eût recours au petit cochon  devenu grand et transformé par ses soins en jambons, pâtés, boudins et longanisses. Tout morceau trouvait grâce à ses yeux, le maigre comme le gras. Combien de fois l’ai-je vu  recourir à la Magnésie Bismurée pour combattre les effets de ses excès ! « Eh bien, d’ici dimanche, avec la Magnésie Bismurée, tu n’auras plus mal »Je l’aurais embrassé, mon père, mais cela ne se faisait pas et je me contentais d’extérioriser ma joie en criant un triomphal : « Je vais préparer les cannes ! »

 La première sortie dans la camionnette de Meunier fut  cependant éprouvante ; je n’avais encore jamais fait deux heures de route dans un habitacle bâché, aux odeurs d’essence écœurantes, sur quatre-vingts kilomètres de virages. Tous ces embarras s’effacèrent devant la lumineuse  journée, le feu de bois qui donnait au riz  à l’espagnole son  fumet  sauvage, les rires en cascade et les frétillants barbeaux au bout des lignes.  Une véritable fruition, simple et exaltante.