Mon père revint un soir du travail avec une nouvelle inouïe : il venait d’être nommé Agent de maîtrise ! Cela équivalait à une augmentation du salaire et surtout déverrouillait l’accès aux emprunts financiers ! Les rêves les plus fous étaient désormais possibles ; même celui de faire construire un chez-soi pompeusement appelé « villa » Certes, il ne faudrait pas rechigner aux heures supplémentaires et les différents postes budgétaires devraient faire l’objet d’une vigilance minutieuse pendant vingt ans, la durée du prêt accordé. L’enjeu n’en valait-il pas la peine ?
Vivre dans ses murs, oublier la cuvette et la pompe à bras pour l’eau courante, une vraie salle de bains avec douche, lavabo, bidet, cela ne justifiait-il pas, en cinquante-quatre, la longue liste des pulls tricotés-main, la théorie de robes et pantalons coupés-maison, si on peut dire, l’austérité voire l’indigence de toute forme de loisirs onéreux De plus, les belles-sœurs risquaient de devenir vertes ; le mépris serait la meilleure réponse! Huit mois plus tard, le rêve d’un coquet pavillon neuf s’était matérialisé.Deux chambres à coucher, salle à manger, cuisine, salle de bains, toilettes, couloir central, le luxe quoi ! La cour avec ses trois cents mètres carrés serait un champ d’expérimentation idéal pour mes semis de fèves, de petits pois et de salades ; sans compter mes essais d’arboriculture, un citronnier des quatre saisons, un jujubier aux épines acérées, un pêcher et un abricotier.
Pour l’heure, les locaux venaient de nous être livrés ; nous étions en mai et l’emménagement était prévu pour août.
Prétextant l’isolement nécessaire à mes révisions d’examen, j’allais passer quelques heures après le collège dans les chambres qui surplombaient la cour. Là, effectivement, je m’exerçais à retenir les symptômes et le traitement de la maladie du charbon en sciences naturelles.
Mais l’exercice plaisant entre tous c’était de tester sur les moineaux la justesse de la carabine à plomb prêtée par un cousin. Un attrait supplémentaire de ces révisions me fut bientôt révélé.
Je m’aperçus que la terrasse de la maison mitoyenne était parfaitement visible depuis la fenêtre de ma chambre et que les trois filles du voisin y faisaient de longues et bruyantes parties de Monopoly, de Petits Chevaux ou autres Sept Familles.
Je n’étais pas encore sorti de l’enfance mais Cupidon n’hésita pas à me décocher une flèche dont je mis des années à me remettre.
Elle était là, à une dizaine de mètres, occupée à tempérer les criailleries enfantines de ses sœurs. Sa blondeur, ses traits délicats, sa peau d’une pâleur qu’un Vermeer eût pu traduire, me furent fatales et j’en tombai sur-le-champ éperdument amoureux.
Ainsi naquirent une passion secrète, des souffrances que n’aurait pas reniées le jeune Werther car des mois passeraient avant que je n’eusse l’occasion de la rencontrer.