C'était un personnage truculent, un peu en marge, une sorte de clodo, quoi. On dirait de lui aujourd'hui, de manière plus respectueuse, qu'il était un SDF, ou bien un sans-abri.. Pas tout à fait cependant, car il avait fait, des annexes de notre boulodrome, son lieu de résidence permanent.
Tout à côté de la buvette, il va sans dire. On l'appelait « Peluzo», sans doute à cause de son abondante et douteuse tignasse qui n'avait plus connu le peigne du coiffeur depuis une éternité. Il vivait de menus services modestement rémunérés et aussi, quand les temps étaient durs et son orgueil quelque peu amoindri, d'humiliante mendicité.
Et bien sûr, comme tout bon poivrot qui se respecte, il ne manquait pas de se précipiter au comptoir du bistrot le plus proche pour convertir en généreuses rasades de " Flor de Mayo", sa marque préférée, les quelques sous qu'il avait réussi péniblement à glaner.
L'apothéose avait été atteint un soir homérique quand, sur la "planica", après une biture carabinée qui l"avait ratiboisé, l'idée saugrenue lui était venue de dégurgiter dans une bassine tout le liquide anisé qu'il avait si avidement absorbé au cours de la soirée pour vérifier, à posteriori, s'il en avait bien eu pour son argent. Il pensait ainsi reconstituer le nombre de verres qu'il avait préalablement consommés et chiffrer approximativement le coût de sa beuverie.
« Que lo sabia yo, que ese, como siempre, me la metio », s'était-il exclamé dans un moment de colère après avoir évalué le résultat de son test peu ragoûtant. Il n'avait pu, bien sûr, y retrouver ses petits. Et donc d'un pas qui se voulait décidé mais encore très mal assuré, il s'en été allé sur le champ demander des comptes à ce "cantinier" indélicat, coupable selon lui d'avoir honteusement trahi sa confiance. C'était des choses qui ne se faisaient pas, « que leche». On avait quand même sa dignité en ce temps-là.
C'est ce même personnage que j'avais croisé inopinément quelques jours avant "l'indépendance". Comme je m'étais étonné de sa mine réjouie, peu en rapport avec la gravité du moment, il m'avait répondu sur un ton enthousiaste :« Hombre, que mañana me voy de «platrier», que te parece ! ». J'avais pensé sur le coup qu'il avait réussi à dénicher un boulot dans le bâtiment, une heureuse aubaine qui l'aurait aidé, qui sait, à retrouver le droit chemin. Je me trompais niaisement : Peluzo avait simplement essayé de me faire comprendre qu'il avait enfin trouvé un bon plan pour se faire «rapatrier» à bon compte vers la Métropole.
Soulagé à l'idée qu'il n'aurait pas ainsi à végéter dangereusement dans un pays devenu hostile, je m'étais quand même demandé comment il allait pouvoir s'y prendre pour s'intégrer dans le monde froid et sans pitié qui l'attendait de l'autre côté de la mer. Comme dit la chanson, c'est quand même vrai que la misère est moins pénible au soleil.